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Clearstream : l’autre guerre Sarkozy-Villepin

« Il va y avoir du sang sur les murs et pas besoin de chercher l'ADN ! »

Après la plainte du ministre de l'Intérieur en janvier, les juges multiplient les perquisitions. Objectif : déterminer le rôle du Premier ministre dans la campagne cherchant à faire croire que Nicolas Sarkozy touchait des commissions occultes sur des comptes à l'étranger Conduite au coeur même des sanctuaires de l'Etat par les juges Jean-Marie d'Huy et Henri Pons, l'enquête va-t-elle les conduire jusqu'à Dominique de Villepin ? Depuis deux mois, elle connaît des développements quotidiens et se politise de plus en plus : les juges soupçonnent le Premier ministre d'avoir initié, ou bien couvert de son autorité, la tentative de déstabilisation dont Nicolas Sarkozy a été l'objet, accusé qu'il était de détenir des comptes en Italie pour recueillir des commissions occultes. Tout est parti d'une lettre reçue en juin 2004 par le juge Renaud Van Ruymbeke, qui travaille sur les commissions versées dans le cadre de la vente de frégates françaises à Taïwan, en 1993

Cette lettre, qui sera suivie de cédéroms, dénonce différentes personnalités du monde de l'industrie et de la politique, avec les numéros de compte qu'elles sont censées détenir dans différentes banques étrangères, toutes membres de la chambre de compensation luxembourgeoise Clearstream. Les cédéroms contiennent des listes de numéros de compte répertoriés chez Clearstream, ainsi que les noms de personnalités qui sont censées se cacher derrière. Côté politique, sont cités notamment les noms d'Alain Madelin (Citibank International), de Dominique Strauss-Kahn (Russian Commercial Bank à Chypre), de Jean-Pierre Chevènement (Banque cantonale vaudoise), et de Nicolas Sarkozy (Banca Popolare di Sondrio), grossièrement caché sous les pseudonymes de Paul de Nagy et de Stéphane Bosca (le nom complet du ministre de l'Intérieur est, en effet, Nicolas, Paul, Stéphane Sarközy de Nagy-Bocsa).

Côté industrie, Alain Gomez, ancien président de Thomson, ennemi juré de Lagardère, est cité, ainsi que Philippe Delmas, alors numéro deux d'Airbus, et plusieurs cadres du groupe Lagardère. La plupart sont des ennemis déclarés de Jean-Louis Gergorin, haut dirigeant de Lagardère et de sa filiale EADS, le groupe d'aéronautique et de défense franco-allemand. Gergorin est proche de Dominique de Villepin – qui lui a remis l'ordre national du Mérite – ainsi que des services secrets. Très vite, avec la coopération de la BNP, Renaud Van Ruymbeke obtient la certitude que la liste des comptes est exacte. Mais, après vérifications, il va réaliser qu'il a été manipulé. Grossièrement qui plus est : les noms des personnalités ont été plaqués sur la liste initiale par plusieurs intervenants mal intentionnés. Entre-temps, en juillet 2004, le prétendu scandale explose à la une du « Point » qui titre : «L'affaire d'Etat qui fait trembler toute la classe politique».

Nicolas Sarkozy est en fureur : il est convaincu être l'objet d'une opération de déstabilisation fomentée par la cellule noire de l'Elysée, en particulier par Yves Bertrand, ancien directeur des Renseignements généraux, et Philippe Massoni, ancien préfet de police de Paris, patron du conseil de sécurité intérieure. Croisant ce dernier dans les couloirs de l'Elysée, Sarkozy lui aurait même lancé : «Il va y avoir du sang sur les murs et il n'y aura pas besoin de chercher l'ADN pour savoir que ce sera le tien!» Sarkozy pense que Franz-Olivier Giesbert, directeur du « Point », a été manipulé soit par François Pinault, propriétaire du journal, proche de Jacques Chirac, soit par Dominique de Villepin lui-même (1). De son côté, la DST lance une enquête, de sa propre initiative, un de ses agents ayant été lui-même dénoncé par un des corbeaux. Cette enquête rejoint les conclusions du juge : tout est bidon. Le listing a bien été manipulé. Le « rapport » de la DST fait état de soupçons – qui courent déjà dans tout Paris – à l'égard de Jean-Louis Gergorin. Celui-ci finira par réagir.

Il affirme n'être «en rien impliqué ni concerné par l'affaire Clearstream et les manoeuvres qui l'entourent» et dénonce «une campagne de rumeurs sur fond de manipulations diverses, portant gravement atteinte à son honneur et [qui] lui causent un important préjudice». Nicolas Sarkozy, lui, se moque bien de Gergorin. Ce qui l'intéresse, c'est son cas personnel. Alors ministre des Finances, il n'admet pas que les conclusions du prétendu rapport de la DST ne soient pas rendues publiques. Une explication a lieu le 15 octobre 2004, dans le bureau de Dominique de Villepin, alors ministre de l'Intérieur, avec Pierre Bousquet de Florian, le patron du service de contre-espionnage. Sarkozy en sort persuadé d'être bientôt lavé de tout soupçon par la justice ; Villepin a demandé à Bousquet de se mettre en relation avec Yves Bot, le procureur de Paris. «Mais rien ne lui a été transmis, car la DST n'avait rien d'autre à transmettre que des rumeurs transcrites sur du papier», affirme un magistrat. Sarkozy a raison de s'insurger. Pour preuve, le 16 décembre 2004, un mois seulement après son explication avec Villepin, la Banca Popolare di Sondrio répond officiellement à la justice française qu'elle ne détient aucun compte susceptible d'appartenir à Nicolas Sarkozy. Or cette information, évidemment capitale, ne sera transmise au juge Renaud Van Ruymbeke qu'à la fin du… mois de janvier 2006, soit quatorze mois plus tard ! Difficile de mettre en cause l'habituelle lenteur judiciaire dans une affaire aussi sensible et aussi signalée. Le juge Van Ruymbeke n'est pas saisi de ces dénonciations. Il revient aux juges Jean-Marie d'Huy et Henri Pons de trouver « le » ou « les » corbeaux dans le cadre d'une information judiciaire pour « dénonciation calomnieuse » qui leur a été confiée, sur plaintes d'Alain Gomez et de Philippe Delmas, deux des industriels concernés. Commencée sur le mode diesel, avec des perquisitions conduites essentiellement auprès des cadres d'EADS, l'instruction s'est brutalement accélérée après la plainte déposée par Nicolas Sarkozy, fin janvier dernier, avant la crise du CPE, alors que l'étoile de Dominique de Villepin était encore à son zénith.

Ces dernières semaines, les deux juges ont multiplié les perquisitions, dans des lieux jusque-là inviolables. Le jeudi 30 mars, ils se sont rendus au siège de la DGSE, où ils ont saisi des documents dans différents services ainsi que dans le bureau du directeur, Pierre Brochand, en prenant soin de placer sous scell&eacute
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ceux qui sont classifiés secret défense : ils comptent obtenir par la suite la levée de ce secret. Puis ils se sont rendus au Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN), qui dépend directement de Matignon, où ils ont fouillé le bureau d'Alain Juillet, directeur du renseignement à la DGSE jusqu'en décembre 2003, avant d'être conseiller du Premier ministre pour l'intelligence économique. Auparavant, les deux juges avaient perquisitionné le domicile parisien et la maison de campagne du général Philippe Rondot, en charge de la coordination du renseignement au cabinet du ministre de la Défense jusqu'en décembre 2005. Un habitué des affaires sensibles, dont le nom a été régulièrement cité lors des libérations d'otages et à qui l'on doit l'arrestation du terroriste Carlos… Les juges sont aussi revenus dans les locaux d'EADS, pour y fouiller à nouveau les bureaux de Jean-Louis Gergorin et d'Imad Lahoud, ce mathématicien génial, qui a eu entre les mains le listing de Clearstream afin d'en tirer tous les secrets. Mais, surprise, ils ont aussi perquisitionné le bureau de Noël Forgeard, coprésident d'EADS, réputé proche de Jacques Chirac, dont il fut le conseiller à Matignon. «Les juges enquêtent méthodiquement, sans la moindre prise de risque, assure-t-on dans leur entourage. Ils cherchent des preuves susceptibles de conforter leur construction intellectuelle, élaborée à partir des éléments dont ils disposent déjà, et d'identifier les responsabilités de chacun.»

Quelle est cette construction intellectuelle ? En 2003, le général Rondot fait appel à Imad Lahoud, pour identifier un éventuel financement d'Al-Qaida à travers Clearstream. Ce spécialiste du cryptage informatique, qui a eu maille à partir avec la justice en raison de la faillite d'une entreprise qu'il avait créée, a été embauché par EADS, à l'initiative de Jean-Louis Gergorin. Il a, c'est un fait, travaillé sur les fameux listings. En dépit des dénégations vigoureuses de Gergorin et de Lahoud, les juges imaginent que c'est à ce stade que sont apparus les noms des industriels. Le fruit de son travail – négatif en ce qui concerne Al-Qaida – a été transmis par Philippe Rondot, chargé de la coordination des services secrets, à la DST comme à la DGSE. Et c'est là que les noms de Sarkozy, Madelin, Strauss-Kahn et Chevènement ont été rajoutés par la suite. Par qui ? En outre, les deux juges cherchent à savoir ce qui s'est passé après la manipulation, lorsque tout cela a commencé à sentir le roussi. Imad Lahoud affirme avoir été menacé par un cadre d'EADS, « ancien » de la DST, qui lui a suggéré de faire porter le chapeau à Gergorin. Ce qu'il a refusé. Ils se demandent aussi si les auteurs de la manip n'ont pas demandé à certains de leurs obligés de les couvrir. Ce qui expliquerait certaines perquisitions, en particulier celles des bureaux d'Alain Juillet ou de Noël Forgeard. La piste conduit-elle à Dominique de Villepin, dont on connaît le goût pour les histoires de sac et de cordes ? Celui-ci s'est-il simplement contenté d'observer, sans intervenir, le travail de subalternes trop zélés ? Il est trop tôt pour le savoir. Les juges D'Huy et Pons ont craint un moment que l'effondrement du Premier ministre dans les sondages à la suite de sa gestion du dossier CPE conduise Nicolas Sarkozy à cesser le feu, son intérêt du moment n'étant pas de tirer sur une ambulance. Mais il n'y a pas de demi-tour possible. D'autant que Dominique Strauss-Kahn s'apprêterait lui aussi à déposer plainte contre le ou les corbeaux.

(1) Nombreux sont ceux, y compris au « Point », qui pensent que la démolition en règle de Villepin par Franz-Olivier Giesbert, dans son dernier livre (« la Tragédie du président », Flammarion), s'explique, au moins en partie, par la manipulation dont il pourrait avoir été l'objet.

Auteur : Airy Routier
Source : Le Nouvel Obs – 13 avril 2006 – N°2162

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